Citation / Cómo citar este artículo: De Bruycker, P. (2024). La politique européenne d’asile: de la science-fiction juridique a la mise en œuvre pratique ? Revista de Derecho Comunitario Europeo, 79, 11-‍23. doi: https://doi.org/10.18042/cepc/rdce.79.01

I. INTRODUCTION[Top]

Le droit européen de l’asile s’apparente à de la science-fiction. Le Règlement Dublin sur la détermination de l’État responsable pour l’examen d’une demande d’asile[2] n’est appliqué qu’à seulement quelques pourcents des demandes d’asile introduites dans l’Union européenne; la Directive sur les conditions d’accueil pour les demandeurs d’asile[3] est violée par de plus en plus d’Etats membres sans réaction de la Commission; la Directive dite de « qualification »[4] n’a pas suffisamment contribué au rapprochement des pratiques d’octroi du statut de réfugié ou de protection subsidiaire; enfin la Directive sur les procédures d’asile[5] n’est pour ainsi dire qu’un catalogue des diverses procédures entre lesquelles les Etats membres peuvent choisir librement. C’est dire que les réformes engagées avec le Pacte sur l’immigration et l’asile étaient attendues. Celles-ci se traduisent par une série d’actes législatifs adoptés en 2024 remplaçant les instruments précités par des règlements, sauf pour ce qui concerne les conditions d’accueil qui restent régies par une directive[6]. L’avenir dira si ces nouvelles législations permettront cette fois de faire mieux appliquer le système « Dublin » et d’harmoniser réellement les législations et surtout les pratiques des États membres.

Mais il y a plus. Le règlement 2024/1351, du 14 mai 2024, relatif à la gestion de l’asile et de la migration (RGAM)[7] contient en effet, outre les parties sur la détermination de l’État membre responsable et le nouveau mécanisme de solidarité, une partie consacrée à un « Cadre commun pour la gestion de l’asile et de la migration » reposant sur une « approche stratégique de la gestion de l’asile et de la migration » au niveaux européen et national (articles 7 et 8), ainsi que sur un « cycle annuel de gestion de la migration » (articles 9 à 15). Alors qu’ils ne s’intéressent guère à des instruments mettant en place des processus politiques (notamment en cas de crise[8]), les juristes devraient s’intéresser à ces dispositions qui ouvrent de nouvelles perspectives, même si elles s’apparentent de prime abord à de la littérature législative dont on doute de la juridicité parce qu’on perçoit mal sa portée en raison de son caractère très général et abstrait. Il est en effet remarquable que l’Union s’intéresse cette fois à la mise en œuvre pratique de la politique européenne d’asile par les États membres et tente de combler ainsi l’énorme fossé existant entre le droit européen et l’action des États membres dans ce domaine.

Seront successivement examinés les stratégies mises en œuvre pour atteindre les objectifs fixés (II), le cycle annuel de gestion de la migration basé sur le rapport annuel de la Commission (III), le monitoring de l’action des États membres (IV) et enfin les sanctions susceptibles d’être adoptées (V).

Chacun de ces éléments relatif à la gestion de l’asile et de la migration nécessite d’être systématiquement comparé à la gestion des politiques relevant du même domaine : tout d’abord, la politique des frontières qui est certainement la plus intégrée autour de l’Agence européenne des garde-frontières et des garde-côtes connue sous le nom de Frontex; ensuite la politique d’asile qui est moins intégrée malgré le renforcement de l’Agence de l’Union européenne pour l’asile intervenu en 2021[9]; enfin, la coopération Schengen dont le cadre a pour particularité de reposer sur des instruments politiques parfois dépourvus de base juridique, ce qui a pour conséquence que les informations à ce sujet sont limitées et parcellaires, à l’exception de ce qui est disponible dans les rapports annuels sur la situation dans l’espace Schengen publiés par la Commission européenne[10]. Toutes ces politiques complètent le règlement sur la gestion de l’asile et de la migration et lui sont étroitement liées, en apportant sur certains points les compléments qui lui manquent pour être effectif. Pour mieux saisir les potentialités du RGAM, la conclusion fournira l’occasion de montrer que l’émergence d’une forme de coordination entre le niveau européen et national dans le domaine de l’asile et de la migration n’est pas sans rappeler l’existence d’autres formes de coordination utilisées dans différentes politiques européennes (VI).

II. LES STRATEGIES EUROPEENNES ET NATIONALES[Top]

L’établissement d’une stratégie constitue le prélude de la mise en place de toute politique. Le RGAM prévoit, en son article 7, une « [a]pproche stratégique de la gestion de l’asile et de la migration au niveau national » qui repose sur des stratégies adoptées par les États membres tous les cinq ans. Celles-ci comprennent au moins des mesures préventives pour réduire le risque de pression migratoire et une planification d’urgence, des informations sur la manière dont les résultats de la surveillance assurée par les agences Asile et Frontex et de l’évaluation et du contrôle de l’acquis de Schengen ont été pris en compte, ainsi que des « informations sur la manière dont les principes énoncés dans la présente partie sont mis en œuvre par les États membres et sur la manière dont les obligations juridiques qui en découlent sont remplies au niveau national ». S’agissant d’une « approche globale de la gestion de l’asile et de la migration » qui englobe un volet interne[11] et un volet externe[12], les États membres seront ainsi amenés à expliquer comment ils mettent en œuvre l’ensemble de leur politique d’asile et migration, à l’exception notable de la politique d’immigration légale et d’intégration des ressortissants de pays tiers.

On remarquera avec intérêt que ces stratégies nationales visent à « garantir que les États membres disposent des capacités pour mettre en œuvre de manière efficace leur régime de gestion de l’asile et de la migration ». Le point 8 du préambule précise à cet égard que « afin de veiller à ce que leurs régimes d’asile, d’accueil et de migration soient bien préparés et que chaque partie de ces régimes dispose de capacités suffisantes, les États membres devraient disposer des ressources humaines matérielles et financières ainsi que des infrastructures nécessaires pour mettre en œuvre efficacement les politiques de gestion de l’asile et de la migration et affecter le personnel nécessaire à leurs autorités compétentes pour la mise en œuvre du présent règlement ». Le souci de s’assurer que les États membres disposent des ressources nécessaires à la mise en œuvre effective des stratégies nationales ne peut être plus clairement exprimé. Ces dispositions vont bien au-delà de ce qui est parfois prévu dans les dispositions finales des règlements ou directives concernant leur mise en œuvre par les États membres.

C’est sur la base de ces stratégies nationales que la Commission est, en vertu de l’article 8 du RGAM, appelée à élaborer une stratégie européenne à long terme (par période de cinq années) de gestion de l’asile et de la migration définissant « l’approche stratégique pour assurer la mise en œuvre cohérente des stratégies nationales ». L’alinéa 2 de l’article 8 précise que cette stratégie n’est pas juridiquement contraignante. On remarquera avec intérêt que « [l]a stratégie confère un rôle prépondérant à la jurisprudence de la Cour de justice et de la Cour européenne des droits de l’homme » selon l’alinéa 3.

Comparées aux autres secteurs, les stratégies de gestion de la migration et de l’asile paraissent semblables aux stratégies européennes et nationales pour la gestion intégrée des frontières prévues par le Règlement 2019/1896 relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes[13]. La politique des frontières est cependant nettement plus développée en ce qu’elle repose sur un processus de planification intégrée exigeant des États membres qu’ils préparent des plans opérationnels, des plans d’urgence ainsi que des plans de développement capacitaire. Par ailleurs, on remarquera curieusement que les processus sont inversés : là où les stratégies en matière de frontières sont élaborées du niveau européen vers le niveau national, c’est l’inverse en matière de gestion de la migration et de l’asile. Par contre, on relèvera que la politique d’asile est dépourvue de toute forme de stratégie, ce qui conférera d’autant plus d’importance aux stratégies relevant du RGAM. Il en va de même pour ce qui concerne la coopération Schengen.

III. LES CYCLES POLITIQUES[Top]

Le cycle annuel de la gestion et de la migration vient s’ajouter aux cycles existant déjà dans l’Union européenne, dont le plus connu est certainement le semestre européen qui est le cadre de coordination des politiques économiques, budgétaires, sociales et de l’emploi de l’Union européenne.

Le cycle commence par une réunion du mécanisme de l’Union de préparation et de gestion de crise en matière de migration organisé par la Recommandation 2020/1366 de la Commission du 23 septembre 2020[14] et convoquée durant la première quinzaine du mois de juillet au cours de laquelle la Commission présente l’évaluation initiale de la situation en matière migratoire (article 9(8) RGAM). Cette réunion est suivie d’une seconde, au plus tard le 30 septembre, portant sur une évaluation consolidée de la situation (article 9(10)) à partir des informations fournies par les États membres et les agences européennes, au plus tard le 1er septembre. Ensuite, un « rapport européen annuel sur l’asile et la migration » doit être adopté par la Commission au plus tard le 15 octobre de chaque année.

Selon l’article 9, alinéas 1 et 3(a) et (b), ce rapport est à la fois rétrospectif (il doit évaluer la situation en matière d’asile et de migration au cours des 12 mois précédents) et prospectif (il doit comporter une projection pour l’année à venir, y compris le nombre d’arrivées par voie maritime attendues, sur la base de la situation migratoire globale de l’année précédente). Son contenu est extrêmement large et vise, selon l’article 9(3), points a) à f), des données en matière d’asile[15], de migration irrégulière[16] et de retour[17], de détermination de l’Etat responsable pour l’examen d’un demande d’asile[18], des informations sur le niveau de préparation dans l’Union et les États membres et les capacités de ces derniers, sur les résultats de la surveillance exercée par l’Agence Asile et Frontex et du mécanisme d’évaluation et de contrôle Schengen ainsi qu’une évaluation de la nécessité des mesures de solidarité et de celles relevant de la boîte à outils permanente pour le soutien en matière de migration visée à l’article 6(3).

Selon les articles 10, 11 et 12 RGAM, ce rapport sert de base au mécanisme de solidarité entre États membres. Son utilité première est en effet de permettre à la Commission d’adopter une décision d’exécution déterminant les États membres soumis à une pression migratoire et une proposition d’acte d’exécution du Conseil établissant la réserve annuelle de solidarité nécessaire pour l’année à venir qu’elle doit soumettre le 15 octobre en même temps que le rapport.

Le paragraphe 5 de l’article 9 RGAM ajoute de manière sibylline que « [l]e rapport sert de base aux décisions prises au niveau de l’Union sur les mesures nécessaires à la gestion des situations migratoires ». Selon le point 12 du préambule du RGAM, le rapport devrait également « servir d’outil d’alerte précoce et de sensibilisation pour l’Union dans le domaine de la migration et de l’asile », ce qui semble être en rapport avec la phase 1 de suivi et de préparation du mécanisme européen de préparation et de gestion de crise en matière de migration, qu’il n’est pas aisé d’articuler avec le RGAM en raison du fait que son texte renvoie à la proposition de la Commission de 2020 et non au texte adopté en 2024 qui a subi des changements sur ce point.

En matière de frontières, un cycle stratégique est également prévu. Il est organisé sur une base quinquennale par l’article 8 du règlement fondateur de Frontex. Le cycle repose sur trois sortes de documents : une stratégie politique adopté par la Commission, une stratégie technique et opérationnelle adoptée par l’Agence et enfin des stratégies nationales adoptées par les États membres. On peut observer que ce processus organisé sur une base pluriannuelle est beaucoup moins dynamique que le cycle annuel prévu par le RGAM qui sera beaucoup plus réactif aux évolutions de la situation.

Aucun cycle politique n’est prévu par le règlement relatif à l’Agence Asile. Celle-ci est bien chargée d’établir un « rapport annuel sur la situation en matière d’asile dans l’Union » en vertu de l’article 69 de son règlement fondateur[19], mais celui-ci n’a aucune fonction autre que purement informative.

Pour ce qui concerne la coopération Schengen, un cycle annuel s’est mis en place dans la pratique depuis 2022. Il repose sur un « rapport annuel sur la situation dans l’espace Schengen » présenté par la Commission au printemps. Ce rapport est examiné par le Conseil Schengen, dont la réunion débouche sur l’adoption d’une feuille de route fixant des priorités politiques au mois de juin. On relèvera que la Commission a complété le processus en présentant pour la première fois en 2024 un projet de recommandation du Conseil visant à déterminer des priorités pour le cycle 2024/2025[20].

IV. LE MONITORING DE L’ACTION DES ÉTATS MEMBRES[Top]

Le RGAM est curieusement dépourvu de tout mécanisme de monitoring. C’est tout juste que l’article 7 prévoit que « [l]a Commission assure un suivi de la situation migratoire et fournit des informations à ce sujet au moyen de rapports réguliers », sans qu’on sache si ceux-ci comprendront des éléments d’évaluation des stratégies nationales ou se borneront à actualiser les informations disponibles. Reste à voir si ce vide va être comblé par les rapports de situation que la Commission va élaborer dans le cadre de la phase de suivi du mécanisme européen de préparation et de gestion de crise en matière de migration sur base de la Recommandation 2020/1366 du 23 septembre 2020. Cette lacune contraste avec les solides mécanismes de monitoring en matière de frontières et d’asile bâtis autour des deux agences concernées, sans compter le mécanisme spécifique d’évaluation et de contrôle destiné à vérifier l’application de l’acquis de Schengen.

Selon l’article 32(4) du Règlement 2019/1896, Frontex est chargée d’évaluer la vulnérabilité des États membres afin de vérifier si ceux-ci sont capables de faire face aux défis actuels et à venir aux frontières extérieures et, plus particulièrement, « de contrôler et d’évaluer la disponibilité des équipements techniques, des systèmes, des capacités, des ressources, des infrastructures et du personnel des États membres ». Chaque État membre doit être évalué au moins une fois tous les trois ans. Si nécessaire, le Directeur exécutif de l’Agence Frontex peut formuler, par une recommandation, les mesures nécessaires pour pallier les vulnérabilités identifiées. Au cas où un État membre ne mettrait pas en œuvre les mesures recommandées, le Conseil d’administration de l’Agence peut adopter une décision exposant les mesures nécessaires. L’article 32(10) va jusqu’à préciser explicitement que cette décision « est contraignante pour l’État membre ». Si à nouveau l’État membre ne met pas en œuvre les mesures décidées par le Conseil d’administration, c’est cette fois le Conseil qui va adopter sur proposition de la Commission une décision d’exécution définissant les mesures à mettre en œuvre sur base de l’article 42, dont le paragraphe 8 précise que « l’État membre concerné se conforme à la décision du Conseil ».

De son côté, le Règlement 2021/2303 sur l’Agence Asile met en place un mécanisme de surveillance pour l’application opérationnelle et technique du régime européen commun d’asile dans le but de prévenir ou d’identifier les éventuelles faiblesses des régimes d’asile et d’accueil des États membres (article 14). Chaque État membre doit faire l’objet d’une surveillance au moins tous les cinq ans. Le mécanisme est assez semblable à celui prévu en matière de frontières. Le Directeur exécutif de l’Agence rédige un projet de recommandations indiquant les mesures à prendre que le Conseil d’administration est amené à adopter. Si un État membre ne met pas en œuvre les mesures indiquées, la Commission peut adopter des recommandations. Au cas où l’État membre persisterait, c’est cette fois le Conseil qui peut adopter, sur proposition de la Commission, un acte d’exécution selon la procédure prévue à l’article 22. L’État membre concerné est censé « se conformer à la décision du Conseil » et doit prendre immédiatement les mesures nécessaires à sa mise en œuvre.

Enfin, il est bien connu que le Règlement 2022/922 du Conseil, du 9 juin 2022, prévoit pour ce qui concerne Schengen « un mécanisme d’évaluation et de contrôle destiné à vérifier l’application de l’acquis de Schengen »[21]. Ce mécanisme prévoit, pour sa mise en œuvre, des questionnaires ou des inspections réalisés par une équipe composée de représentants de la Commission et d’autres États membres que celui faisant l’objet du contrôle. Chaque État membre doit faire l’objet d’une évaluation périodique au cours d’une période de sept ans. C’est la Commission qui est chargée d’adopter le rapport d’évaluation de l’équipe par voie d’acte d’exécution formulant des recommandations. Au cas où l’État membre évalué conteste les recommandations, la question remonte au Conseil qui peut adopter par une décision d’exécution des recommandations. L’État membre concerné est alors chargé de préparer un plan d’action visant à mettre en œuvre les recommandations.

V. LES SANCTIONS EN CAS DE MANQUEMENT DES ÉTATS MEMBRES[Top]

Aucune sanction particulière n’est envisagée à l’exception de la politique des frontières. Une procédure spécifique d’évaluation et de contrôle est en effet prévue par l’article 42 du Règlement 2019/1896, lorsqu’une situation aux frontières extérieures nécessite une action urgente pour la raison que leur contrôle est rendu à ce point inefficace que le fonctionnement de l’espace Schengen risque d’être compromis. La procédure est semblable à la procédure de vulnérabilité décrite ci-dessus, mais elle envisage in fine, dans le cas où l’État membre ne se conforme pas à la décision du Conseil, que la Commission peut déclencher « la procédure spécifique en cas de circonstances exceptionnelles mettant en péril le fonctionnement global de l’espace sans contrôle aux frontières intérieures » prévue l’article 29 du Règlement 2016/399 (Code Frontières Schengen)[22]. Selon cette procédure, le Conseil peut, en dernier recours et à titre de mesure de protection des intérêts communs, recommander à un ou plusieurs États membres de décider de réintroduire le contrôle à leurs frontières intérieures, ce qui pourrait mener à une sanction d’isolement de l’État membre récalcitrant au sein de l’espace Schengen.

Reste l’hypothèse d’un recours en manquement que la Commission introduirait devant la Cour de justice contre l’État membre qui n’applique pas les mesures réclamées par le Conseil. La recevabilité de ce recours suppose évidemment que la décision du Conseil soit juridiquement contraignante. La question ne se pose pas à propos de la procédure d’évaluation de la vulnérabilité des États membres par l’Agence Frontex, étant donné que la décision « est contraignante pour l’Etat membre » et que « l’Etat membre concerné se conforme à la décision du Conseil » (supra).

Pour ce qui concerne la procédure de surveillance par l’Agence Asile, un recours en manquement ne peut être envisagé à propos des recommandations faites par le Conseil d’administration de l’Agence ou la Commission, celles-ci étant par nature non contraignantes. Par contre, un recours en manquement est envisageable à propos de la décision du Conseil, le paragraphe 4 de l’article 22 du Règlement 2021/2303 indiquant que « l’État membre concerné se conforme à la décision du Conseil ».

La question est plus délicate pour ce qui concerne la procédure d’évaluation et de contrôle de l’acquis de Schengen. Le Règlement 2022/922 envisage, dans ses articles 20 et 22, que la Commission adopte des recommandations « par voie d’un acte d’exécution » et le Conseil « par voie d’une décision d’exécution ». Même si l’instrumentum prévu pour le Conseil est une décision qui a en principe un effet juridiquement contraignant, le negotium étant composé uniquement de recommandations, il paraît douteux qu’un recours en manquement soit dans ce cas recevable. Reste la question de savoir si la Commission pourrait introduire un recours en manquement contre l’État membre qui ne respecterait pas le plan d’action qu’il a lui-même élaboré pour mettre en œuvre les recommandations.

Au total, la possibilité d’introduire un recours en manquement varie donc d’une procédure à l’autre. Reste l’interrogation sur la volonté de la Commission d’user d’une telle voie de recours. On sait que celle-ci est réticente à utiliser cette procédure dans le domaine de l’asile et de la migration, mais il est permis de penser qu’elle pourrait adopter une attitude différente dans le cadre de procédures d’évaluation de la vulnérabilité en matière de frontières ou de surveillance des États membres en matière d’asile lorsqu’elle a elle-même porté devant le Conseil un dossier à propos duquel elle s’est pronocée à l’encontre d’un État membre, sous peine de ruiner la crédibilité de ce type de procédures.

VI. CONCLUSION[Top]

Le RGAM laisse entrevoir une politique européenne de l’asile et de la migration susceptible d’acquérir une certaine substance pratique au-delà de l’harmonisation législative. Les États membres seront en effet appelés à déterminer le contenu de leur politique d’asile et de migration au travers de stratégies nationales au contenu extrêmement large couvrant tant le volet internet qu’externe, tandis que l’Union développera une stratégie européenne. Un cycle politique est prévu en détail sur une base annuelle à partir d’un rapport européen sur l’asile et la migration qui sera à la fois rétrospectif et prospectif. On peut ainsi se poser la question de savoir si une forme de coordination entre le niveau national et européen est en train d’émerger lentement dans le domaine de l’asile et de la migration.

On est cependant extrêmement loin de la politique de coordination existant dans le domaine de l’emploi organisée par l’article 148 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne sur des bases claires : des lignes directrices européennes fixées par le Conseil dont les États doivent tenir compte dans leur politique nationale ; un rapport annuel de chaque État membre sur les mesures prises ; une évaluation des politiques nationales pouvant déboucher sur des recommandations adressées aux États membres par le Conseil sur proposition de la Commission. Par contraste, dans le domaine de l’asile et de la migration, le rapport annuel de la Commission se concentrera sur la problématique de la solidarité, en faisant des propositions sur le niveau des relocalisations et de transferts financiers entre États membres qui paraissent nécessaires, et non sur la politique d’asile et de migration dans son ensemble. De plus, les États membres ne seront amenés à établir leurs stratégies que sur une base quinquennale et non annuelle, ce qui diminuera d’autant leur caractère réactif. Enfin, le RGAM est par ailleurs dépourvu d’un mécanisme de monitoring qui permettrait d’évaluer de manière précise les progrès accomplis et les éléments qui font encore défaut et de déboucher sur des recommandations. Il ne prévoit pas plus un mécanisme particulier de sanctions qui pourrait permettre de ramener dans le droit chemin les États membres qui dévieraient de leur trajectoire.

Il reste, comme on l’a vu, que le RGAM couvrira ces politiques de manière détaillée au titre des responsabilités que les États membres doivent prendre pour bénéficier de la solidarité, en intégrant, outre la politique d’asile, la gestion des frontières extérieures, la lutte contre l’immigration irrégulière et la politique de retour. Une vue d’ensemble permet aussi de se rendre compte que le RGAM, la politique des frontières, la politique d’asile et la coopération Schengen sont complémentaires. Le RGAM pourra ainsi bénéficier des mécanismes de monitoring existants dans le domaine des frontières (évaluation de la vulnérabilité), de l’asile (mécanisme de surveillance) et de la coopération Schengen (mécanisme d’évaluation et de contrôle), pour autant que ces mécanismes qui impliquent les États membres directement dans le cas de la coopération Schengen et indirectement au travers des agences qu’ils contrôlent soient effectifs. Il en ira de même avec la possibilité pour la Commission d’introduire contre les États membres des recours en manquements dans le cadre de la politique des frontières et de celle de l’asile.

Cette évolution rappelle les propositions que la Commission avait faite il y a plus de vingt ans pour lancer une politique de coordination ouverte en matière d’asile[23] et de migration[24]. Les optimistes feront valoir que les progrès, certes limités, réalisés avec le RGAM peuvent paraître très lents, mais que ce nouvel instrument contient en germe des avancées à venir qui pourraient s’avérer prometteuses, d’autant que l’harmonisation législative n’a jusqu’ici pas produit les résultats escomptés. Les pessimistes considèreront que ce nouvel instrument de gestion pourrait tout aussi bien devenir un tigre de papier généré par une bureaucratie européenne de l’asile et de la migration qui s’apparenterait à une usine à gaz.

REMARQUES[Top]

[1]

Professeur à l’Institut d’Etudes Européennes et à la Faculté de Droit de l’Université libre de Bruxelles (ULB). Chaire Jean Monnet et coordonnateur du Réseau académique Odysseus.

[2]

Règlement (UE) 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (refonte) (JO L 180, du 29 juin 2013, p. 31).

[3]

Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte) (JO L 180, du 29 juin 2013, p. 96).

[4]

Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte) (JO L 337, du 20 décembre 2011, p. 9).

[5]

Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte) (JO L 180, du 29 juin 2013, p. 60).

[6]

Voyez le JO L du 22 mai 2024 où toutes ces normes ont été publiées simultanément.

[7]

Règlement (UE) 2024/1351 du Parlement européen et du Conseil, du 14 mai 2024, relatif à la gestion de l’asile et de la migration, modifiant les règlements (UE) 2021/1147 et (UE) 2021/1060 et abrogeant le règlement (UE) n° 604/2013 (JO L du 22 mai 2024).

[8]

Voir, par exemple, la Recommandation 2020/1366 du 23 septembre relative à un mécanisme de l’Union européenne de préparation et de gestion de crise en matière de migration (JO L 317, du 1er octobre 2020, p. 26) qui n’a à notre connaissance jusqu’ici pas retenu l’attention de la doctrine juridique.

[9]

Règlement (UE) 2021/2303 du Parlement européen et du Conseil, du 15 décembre 2021, relatif à l’Agence de l’Union européenne pour l’asile et abrogeant le règlement (UE) no 439/2010 (JO L 468, du 30 décembre 2021, p. 1).

[10]

Voir le dernier Rapport 2024 sur la situation dans l’espace Schengen, COM(2024)173, du 16 avril 2024.

[11]

En particulier, la gestion efficace des frontières extérieures, l’accès rapide et effectif à une procédure d’asile équitable et efficace de protection internationale, l’accès des demandeurs d’asile à des conditions d’accueil adéquates, le système Dublin, la gestion efficace du retour, des mesures visant à lutter contre l’exploitation et réduire l’emploi illégal.

[12]

En particulier, la promotion de la migration légale et les voies légales d’accès pour les demandeurs d’asile, la prévention de la migration irrégulière et la lutte contre le trafic et la traite, les causes profondes de la migration irrégulière, l’efficacité de la réadmission et la pleine mise en œuvre de la politique commune des visas.

[13]

Règlement (UE) 2019/1896 du Parlement européen et du Conseil, du 13 novembre 2019, relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes et abrogeant les règlements (UE) n° 1052/2013 et (UE) 2016/1624 (JO L 295, du 14 novembre 2019, p. 1).

[14]

JO L 317, du 1er octobre 2020, p. 26.

[15]

 Nombre de demandes de protection internationale et de décisions rendues par les instances d’asile, capacités d’accueil des Etats membres, etc.

[16]

Nombre de ressortissants de pays tiers ne remplissant pas ou plus les conditions de séjour dans les États membres, le nombre de personnes appréhendées à l’occasion d’un franchissement irrégulier d’une frontière extérieure, etc.

[17]

Nombre de décisions de retour et de ressortissants de pays tiers qui ont quitté le territoire, etc.

[18]

Nombre de prises et de reprise en charge et de transferts requis et effectués, etc.

[19]

Règlement 2021/2303, du 15 décembre 2021, cit.

[20]

Proposition de Recommandation du Conseil pour le cycle Schengen 2024/2025, COM(2024)174, du 16 avril 2024.

[21]

Règlement (UE) 2022/922 du Conseil, du 9 juin 2022, relatif à la création et au fonctionnement d’un mécanisme d’évaluation et de contrôle destiné à vérifier l’application de l’acquis de Schengen, et abrogeant le règlement (UE) no 1053/2013 (JO 160, du 15 juin 2022, p. 1).

[22]

Règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen) (texte codifié) (JO L 77, du 23 mars 2016, p. 1).

[23]

Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen sur la politique commune d'asile, introduisant une méthode ouverte de coordination — Premier rapport de la Commission sur la mise en œuvre de la Communication COM(2000)755 final du 22 novembre 2000, COM(2001)710, du 22 novembre 2001.

[24]

Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen sur une méthode ouverte de coordination de la politique communautaire en matière d'immigration, COM(2001)387, du 12 juillet 2001.