RÉSUMÉ
Depuis le 1er septembre 2024, le Tribunal de l’Union européenne partage officiellement, avec la Cour de justice, la compétence pour statuer, à titre préjudiciel, sur les questions soumises par les juridictions des États membres de l’Union au titre de l’article 267 TFUE. Si un tel partage de compétence n’a, en soi, rien de surprenant dans la mesure où il est prévu par les traités, il aura toutefois fallu plus de vingt ans pour que la possibilité, pour le Tribunal, de traiter des demandes de décision préjudicielle dans des matières spécifiques devienne une réalité. Plusieurs réformes ont dû être opérées et de nombreux obstacles ont dû être surmontés avant que le législateur de l’Union marque son accord sur cette évolution qui constitue, à plusieurs égards, l’une des évolutions les plus importantes de l’architecture juridictionnelle de l’Union depuis la création du Tribunal, en 1988.
Après avoir rappelé la genèse de la présente réforme et les éléments qui ont joué un rôle déterminant dans la décision de la Cour de justice de formuler une demande formelle d’amendement du protocole n.º 3 sur le statut de la Cour de justice de l’Union européenne, l’auteur retrace les étapes principales du traitement de cette demande par le Parlement, le Conseil et la Commission et met en exergue le rôle joué par chaque acteur dans ce processus et les questions qu’ils ont soulevées. Cet aperçu permet de mieux saisir la portée de la présente réforme et des dispositions insérées dans le Statut et les règlements de procédure des deux juridictions, en même temps qu’il éclaire les raisons qui sous-tendent les avancées réalisées dans des domaines non couverts par la demande de la Cour de justice, tels que la participation des institutions de l’Union aux procédures préjudicielles ou la mise à disposition du public de l’ensemble des documents afférents à ces procédures.
Mots clés: Traitement des demandes de décision préjudicielle par la Cour de justice; doublement du nombre de juges du Tribunal de l’Union européenne; transfert de la compétence préjudicielle de la Cour de justice au Tribunal dans des matières spécifiques; détermination précise des matières de la compétence de la Cour; traitement des demandes de décision préjudicielle par le Tribunal; observations écrites dans les affaires préjudicielles; accès aux documents juridictionnels; publication des mémoires et observations déposés dans le cadre des affaires préjudicielles.
RESUMEN
Desde el 1 de septiembre de 2024, el Tribunal General de la Unión Europea comparte oficialmente con el Tribunal de Justicia la competencia para pronunciarse, con carácter prejudicial, sobre las cuestiones planteadas por los órganos jurisdiccionales de los Estados miembros de la Unión en virtud del art. 267 TFUE. Si bien tal reparto de competencias no es, en sí mismo, sorprendente, en la medida en que está previsto en los Tratados, fueron necesarios más de veinte años para que la posibilidad, para el Tribunal de Justicia, de tramitar solicitudes de decisión prejudicial en materias específicas se convirtiera en realidad. Fueron necesarias varias reformas y numerosos obstáculos superados antes de que el legislador de la Unión diera su aprobación a esta evolución que constituye, en varios aspectos, una de las más importantes en la arquitectura jurisdiccional de la Unión desde la creación del Tribunal General en 1988.
Tras recordar la génesis de esta reforma y los elementos que jugaron un papel determinante en la decisión del Tribunal de Justicia de formular una solicitud formal de modificación del Protocolo n.º 3 sobre el estatuto del Tribunal de Justicia de la Unión Europea, el autor recorre las principales etapas de la tramitación de esta solicitud por parte del Parlamento, el Consejo y la Comisión y destaca el papel desempeñado por cada actor en este proceso y las cuestiones que plantearon. Este panorama permite comprender mejor el alcance de esta reforma y las disposiciones insertadas en el Estatuto y las normas procesales de las dos jurisdicciones, al mismo tiempo que arroja luz sobre las razones que subyacen a los avances realizados en áreas no cubiertas por la solicitud del Tribunal de Justicia, como la participación de las instituciones de la Unión en los procedimientos prejudiciales o la puesta a disposición del público de todos los documentos relativos a dichos procedimientos.
Palabras clave: Tramitación de peticiones de decisión prejudicial ante el Tribunal de Justicia; duplicar el número de jueces del Tribunal General de la Unión Europea; transferencia de competencia prejudicial del Tribunal de Justicia al Tribunal General en materias específicas; determinación precisa de los asuntos de la competencia del Tribunal de Justicia; tramitación de solicitudes de cuestiones prejudiciales por parte del Tribunal General; observaciones escritas en decisiones prejudiciales; acceso a documentos judiciales; publicación de escritos y observaciones presentados en casos prejudiciales.
ABSTRACT
Since September 1, 2024, the General Court of the European Union officially shares, with the Court of Justice, the jurisdiction to rule, for preliminary rulings, on questions submitted by the courts of the Member States of the Union under the Article 267 TFEU. Although such a sharing of jurisdiction is not, in itself, surprising insofar as it is provided for by the Treaties, it nevertheless took more than twenty years for the possibility, for the General Court, to process requests for preliminary rulings in specific matters to become a reality. Several reforms had to be carried out and numerous obstacles had to be overcome before the Union legislator gave its agreement to this development, which constitutes, in several respects, one of the most important developments in the jurisdictional architecture of the Union since the creation of the General Court in 1988.
After recalling the genesis of this reform and the elements which played a determining role in the decision of the Court of Justice to formulate a formal request for amendment of Protocol No. 3 on the statute of the Court of Justice of the European Union, the author retraces the main stages of the processing of this request by the Parliament, the Council and the Commission and highlights the role played by each actor in this process and the questions they raised. This overview allows us to better understand the scope of this reform and the provisions inserted in the Statute and the procedural regulations of the two jurisdictions, at the same time as it sheds light on the reasons underlying the progress made in areas not covered by the request of the Court of Justice, such as the participation of Union institutions in preliminary ruling procedures or the making available to the public of all the documents relating to these procedures.
Keywords: Processing of requests for preliminary rulings by the Court of Justice; doubling the number of judges of the General Court of the European Union; transfer of preliminary ruling jurisdiction from the Court of Justice to the General Court in specific matters; precise determination of the matters within the jurisdiction of the Court of Justice; processing of requests for preliminary rulings by the General Court; written observations in preliminary rulings; access to court documents; publication of briefs and observations filed in preliminary ruling cases.
Avec l’entrée en vigueur, le 1er septembre 2024, du règlement (UE, Euratom) 2024/2019 du Parlement européen et du Conseil, du 11 avril 2024, modifiant le protocole n.º 3 sur le statut de la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après le « Statut »)[2], une nouvelle étape fondamentale a été franchie dans le processus d’édification de l’architecture juridictionnelle de l’Union puisque, plus de vingt ans après qu’elle a été inscrite dans les traités, la possibilité, pour le Tribunal, de statuer en matière préjudicielle est devenue une réalité.
Aux termes du nouvel article 50 ter, premier alinéa, du Statut, le Tribunal est en effet devenu la juridiction compétente pour connaître des demandes de décision préjudicielle soumises par les juridictions des États membres dans six matières spécifiques, à savoir le système commun de taxe sur la valeur ajoutée, les droits d’accise, le code des douanes, le classement tarifaire des marchandises dans la nomenclature combinée, l’indemnisation et l’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement ou de retard ou d’annulation de services de transport, ainsi que le système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre.
Si cette (r)évolution — qui s’est accompagnée, par ailleurs, d’un élargissement du champ d’application matériel du mécanisme d’admission préalable des pourvois par la Cour de justice — permet de mesurer l’ampleur du chemin parcouru depuis la dernière réforme de l’architecture juridictionnelle de l’Union et le doublement du nombre de membres du Tribunal et si elle témoigne, incontestablement, de la confiance accordée par le législateur à cette dernière juridiction, elle est toutefois le fruit d’une longue gestation, qui a duré bien plus que neuf mois, et les discussions qui ont précédé l’adoption du règlement susmentionné ont été animées ! Des questions qui ne figuraient pas dans le texte initialement proposé par la Cour ont surgi au cours des négociations et ont donné lieu, parfois, à des tensions assez vives entre les deux branches du pouvoir législatif, tandis que d’autres questions qui, de prime abord, pouvaient paraître complexes ont suscité peu de discussions ou ont pu être résolues de manière relativement aisée. C’est à la présentation de ces questions que la présente contribution est consacrée.
Après un bref rappel de la genèse de cette nouvelle réforme et des raisons qui ont conduit la Cour à formuler sa proposition, après mûre réflexion, la présente contribution retracera les étapes principales du traitement de la demande législative de la Cour par le Parlement européen, le Conseil et la Commission et mettra en exergue le rôle joué par chacun de ces acteurs et les questions qu’ils ont soulevées. Cet aperçu permettra de mieux saisir le contexte et la portée de certaines dispositions insérées dans le Statut ou les règlements de procédure de la Cour et du Tribunal, en même temps qu’il permettra d’appréhender plus finement les ressorts du processus complexe de modification des textes qui régissent l’organisation, les compétences et la procédure devant les juridictions qui composent la Cour de justice de l’Union européenne.
Comme cela ressort de l’exposé des motifs qui précède le projet de règlement modifiant le protocole n.º 3 sur le Statut de la Cour de justice de l’Union européenne, la demande législative présentée par la Cour de justice le 30 novembre 2022 repose, en substance, sur une double prémisse. Elle est fondée, d’une part, sur l’augmentation du nombre et de la complexité des affaires portées devant la Cour de justice — une augmentation qui a pour effet d’entraîner un allongement de la durée moyenne de traitement des affaires devant la Cour — et, d’autre part, sur l’achèvement de la réforme du Tribunal, permettant d’envisager de manière sereine un transfert de compétences en faveur de cette dernière juridiction.
Il n’est pas inutile de rappeler, dans ce contexte, que la possibilité de confier le traitement de certaines demandes de décision préjudicielle au Tribunal n’est pas neuve puisque, lors de la Conférence intergouvernementale ayant débouché sur la signature du traité de Nice, le 26 février 2001, l’article 225 du traité instituant la Communauté européenne avait été modifié en vue d’attribuer au Tribunal la compétence « pour connaître des questions préjudicielles soumises en vertu de l’article 234, dans des matières spécifiques déterminées par le statut »[3].
À cette époque, toutefois, aucune modification n’est intervenue dans la répartition des compétences entre la Cour de justice et le Tribunal en matière de questions préjudicielles. D’autres mesures furent prises pour alléger la charge de travail de la Cour, telles que le transfert, au Tribunal, de la plupart des recours en annulation ou en carence jusqu’alors dévolus à la Cour — seuls les recours de nature interinstitutionnelle et les recours formés par les États membres contre les actes du législateur de l’Union demeurant du ressort de cette dernière — et la mise en place du Tribunal de la fonction publique de l’Union européenne chargé de statuer, en première instance, sur les litiges entre l’Union et ses agents, le Tribunal se substituant dorénavant à la Cour comme instance en charge du traitement des pourvois formés contre les décisions de cette nouvelle juridiction. Les renvois préjudiciels sont restés du ressort exclusif de la Cour de justice qui a adopté, dans le contexte de l’élargissement de l’Union à dix nouveaux États membres, plusieurs modifications importantes de son règlement de procédure et plusieurs mesures d’organisation interne qui ont produit des effets significatifs tant sur le nombre d’affaires clôturées par la juridiction que sur la durée moyenne de traitement des affaires, qui constituait alors l’une des préoccupations majeures à l’origine des réformes susmentionnées[4].
La question d’un transfert partiel de la compétence préjudicielle de la Cour de justice au Tribunal est revenue à l’ordre du jour dans le contexte de la réforme de l’architecture juridictionnelle de l’Union européenne, adoptée en 2015[5], mais elle n’a pas davantage débouché, à cette époque, sur une modification effective du Statut en vue de déterminer les matières spécifiques dans lesquelles le Tribunal pourrait exercer une compétence préjudicielle. Invitée par le législateur à présenter, au plus tard le 26 décembre 2017, un rapport sur les changements possibles dans la répartition des compétences en matière de questions préjudicielles, notamment au vu du doublement du nombre de juges du Tribunal opéré dans le cadre de la réforme susmentionnée, la Cour de justice a estimé dans ce rapport, présenté au Parlement européen, au Conseil et à la Commission, le 14 décembre 2017, qu’il n’y avait pas lieu, à ce stade, d’opérer des changements dans cette répartition[6].
La Cour s’est fondée, à cet égard, sur les difficultés inhérentes à une telle opération liées, notamment, à la détermination précise des matières susceptibles d’être confiées au Tribunal et aux mesures à prendre pour prévenir les risques de divergences de jurisprudence dans le traitement de questions de nature transversale mais aussi, et surtout, sur la circonstance que les demandes de décision préjudiciellle portées devant la Cour étaient alors traitées avec célérité — la durée moyenne de traitement de telles demandes s’établissait alors à 15 mois — tandis que la réforme de l’architecture juridictionnelle de l’Union était toujours en cours. Plusieurs juges du Tribunal devaient encore être nommés et les réflexions sur l’organisation interne de cette juridiction et l’adaptation de ses méthodes de travail consécutive à la réforme n’avaient pas encore véritablement démarré. Opérer, dans ces circonstances, un transfert partiel de la compétence préjudicielle de la Cour en faveur du Tribunal n’apparaissait ni comme une priorité, ni comme une nécessité.
Cinq ans plus tard, la situation se présentait de manière bien différente…
Lorsque la Cour a transmis sa demande au législateur de l’Union, le 30 novembre 2022, la durée moyenne de traitement des demandes de décision préjudicielle était repartie à la hausse[7], signe tangible d’une augmentation du nombre de ces demandes mais aussi, et peut-être surtout, de leur sensibilité et de leur complexité accrue. Les demandes de décision préjudicielle sont de plus en plus longues et, dans certaines matières, de nature technique, il n’est pas rare que certaines demandes contiennent plus d’une dizaine de questions, certaines questions étant posées par la juridiction de renvoi à titre subsidiaire ou à titre complémentaire, dans l’hypothèse où la Cour répondrait à la question précédente de manière affirmative ou négative. Le traitement de telles demandes implique, nécessairement, un investissement plus conséquent de la part de la Cour, tant pour les cabinets des Membres appelés à répondre aux questions posées par la juridiction de renvoi que pour les services de l’institution, appelés à traduire ou analyser les demandes et les décisions auxquelles elles donnent lieu.
Depuis le mois de juillet 2022, le Tribunal compte par ailleurs deux juges par État membre — soit un total de cinquante-quatre juges — et il a mené, ces dernières années, une réflexion approfondie sur son organisation interne et ses méthodes de travail, ce qui s’est traduit, notamment, par une spécialisation partielle des chambres de cette juridiction, une gestion plus proactive des affaires et un renvoi accru des affaires importantes ou complexes devant des chambres composées de cinq juges, voire devant la grande chambre. Ces développements placent dès lors le Tribunal dans de bonnes conditions pour pouvoir accueillir de nouvelles compétences.
Il importe ici de préciser que c’est la combinaison de ces deux paramètres qui a conduit la Cour de justice à faire usage de la possibilité prévue à l’article 256, paragraphe 3, premier alinéa, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La Cour n’aurait en effet pas fait usage de cette possibilité si elle n’avait observé, avec une certaine inquiétude, l’augmentation du nombre et surtout de la durée de traitement des affaires préjudicielles, au même titre qu’elle n’aurait pas formulé de proposition de transfert partiel de sa compétence préjudicielle en faveur du Tribunal si le nombre des membres de cette juridiction n’avait pas été augmenté et si celle-ci n’avait pas adopté les mesures de nature à lui permettre de faire face à une augmentation de sa charge de travail et à un nouveau type de contentieux. Les deux paramètres sont indissociables.
Cette précision étant apportée, il convient toutefois de relever que les inconvénients que la Cour avait identifiés dans son rapport de 2017 liés, notamment, à l’identification des matières pertinentes ou aux risques de divergences de jurisprudence, n’ont pas disparu du simple fait de l’écoulement du temps. Une année entière a été consacrée à l’élaboration de la demande législative au sein d’un groupe de travail associant des Membres de la Cour et du Tribunal, tant pour déterminer les matières spécifiques dans lesquelles un transfert de compétence pouvait être proposé que pour entourer ce transfert de toutes les garanties nécessaires pour qu’il n’emporte pas de conséquences négatives sur le traitement des demandes de décision préjudicielle, notamment sous l’angle de la cohérence jurisprudentielle ou de la durée de l’instance.
C’est la raison pour laquelle la Cour, dans sa demande législative, a souhaité que l’ensemble des demandes de décision préjudicielle continuent à être portées devant elle — et non devant le Tribunal — afin de faciliter la tâche du juge national, notamment en cas de demande de décision préjudicielle portant sur plusieurs matières, et afin de garantir le respect du principe d’attribution des compétences, le traité ne conférant au Tribunal aucune compétence pour statuer sur des questions préjudicielles qui ne relèveraient pas des matières spécifiques déterminées par le Statut. Saisie de toutes les demandes de décision préjudicielle, la Cour est ainsi appelée à effectuer une analyse préliminaire de leur contenu afin de déterminer la juridiction compétente pour les traiter et répondre aux questions posées par la juridiction de renvoi. C’est le principe du « guichet unique », inscrit à l’article 50 ter, troisième alinéa, du Statut et dont les modalités de fonctionnement sont précisées à l’article 93 bis du règlement de procédure de la Cour de justice.
Dans la même perspective, la demande législative prévoyait également qu’en cas de transfert de la compétence préjudicielle au Tribunal, les mêmes garanties procédurales devaient être offertes aux juridictions nationales ainsi qu’aux intéressés visés à l’article 23 du statut, ce qui implique notamment la désignation systématique d’un avocat général par le Tribunal, cette désignation devant permettre, comme à la Cour, que chaque affaire préjudicielle traitée par le Tribunal bénéficie d’un double regard, l’étude du dossier effectuée par l’avocat général pouvant utilement compléter, nuancer ou enrichir l’analyse effectuée par le juge rapporteur.
Au vu du caractère novateur de cette compétence pour le Tribunal, la demande prévoyait enfin que toutes les demandes de décision préjudicielles transférées au Tribunal devaient être traitées par des chambres spécialement désignées à cet effet — afin de faciliter la prise en charge de ce nouveau type de contentieux et de favoriser une cohérence accrue dans le traitement des demandes de décision préjudicielle confiées au Tribunal — et qu’il devait en outre être possible, dans certaines circonstances, de confier l’examen de ces demandes à une formation de jugement élargie, dont le nombre de membres serait plus élevé que celui d’une chambre à cinq juges, mais moins élevé que celui de la grande chambre, composée de quinze juges.
À peu de choses près, l’ensemble de ces garanties procédurales figurent dans le règlement adopté par le Parlement européen et le Conseil, le 11 avril 2024. Les articles 50, 50 ter et 58 bis du Statut, tels qu’amendés ou insérés par ce règlement, reprennent fidèlement, sur ces questions, le contenu de la demande législative présentée par la Cour de justice, mais ils l’enrichissent et la complètent, sur plusieurs aspects, tandis que d’autres articles qui ne figuraient pas dans la proposition initiale de la Cour — les articles 23, 49 bis, 54 et 62 quinquies du Statut — ont été ajoutés ou modifiés par le législateur, reflétant, par là même, les priorités propres de chaque acteur du processus législatif et les enjeux d’un dossier de nature hautement symbolique. Ceci nous amène, tout naturellement, à nous pencher sur le processus de négociation de la réforme et sur le rôle joué par chacun de ses acteurs.
Outre la Cour elle-même, qui est à l’origine de la demande législative, trois acteurs ont joué un rôle majeur dans l’avènement de cette réforme : le Parlement européen, le Conseil et la Commission européenne[8]. À sa manière, chacune de ces institutions a contribué à façonner les contours de la réforme, telle qu’elle résulte du règlement précité.
Si l’on suit l’ordre chronologique du déroulement de la procédure législative, la Commission européenne est la première à avoir pris formellement position sur la demande de la Cour de justice. Consultée au titre de l’article 281, deuxième alinéa, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, cette dernière a émis un avis favorable sur cette demande le 10 mars 2023, soit trois mois à peine après qu’elle ait été présentée par la Cour de justice[9].
Dans cet avis, la Commission souligne d’emblée qu’elle partage l’objectif poursuivi par cette réforme consistant à opérer un transfert partiel de la compétence préjudicielle de la Cour au Tribunal et un élargissement du champ d’application matériel du mécanisme d’admission préalable des pourvois afin que, dans un cas comme dans l’autre, la Cour soit en mesure de se concentrer pleinement sur les affaires les plus importantes ou qui soulèvent des questions fondamentales pour l’ordre juridique de l’Union.
Si, dans son avis, la Commission ne formule aucune remarque particulière au sujet du deuxième volet de la réforme, lié au mécanisme d’admission préalable des pourvois, le volet portant sur le transfert partiel de la compétence préjudicielle de la Cour au Tribunal appelle en revanche trois observations de sa part.
La première observation est liée à la nécessité d’expliciter davantage les matières concernées par le transfert. Sans remettre en cause ni le choix de ces matières, énumérées au nouvel article 50 ter, premier alinéa, du Statut, ni les paramètres retenus par la Cour pour aboutir à ce choix[10], la Commission suggère en effet de décrire, dans les considérants du règlement proposé, les différentes composantes de chacune des matières spécifiques concernées au moment de l’adoption de la réforme par le législateur. Cette suggestion — qui allait être suivie par le législateur — visait à permettre aux juridictions de renvoi et aux justiciables d’avoir une idée plus précise de la portée du transfert envisagé par la Cour, mais elle n’allait pas, toutefois, jusqu’à requérir une identification précise de chacun des actes relevant des matières spécifiques, ce qui aurait eu pour effet d’empêcher toute évolution de l’acquis communautaire en ces matières puisqu’une modification du Statut serait nécessaire à chaque amendement ou modification des actes concernés.
La deuxième observation formulée par la Commission tient, sans surprise, à la nécessité de clarifier davantage la notion d’exclusivité puisque celle-ci conditionne la compétence du Tribunal qui, selon les termes du nouvel article 50 ter, ne peut statuer sur une demande de décision préjudicielle que si celle-ci relève exclusivement d’une ou de plusieurs des matières spécifiques visées dans cet article. Relevant, à cet égard, que de nombreuses demandes de décision préjudicielle soulèvent, à la fois, des questions d’interprétation ou de validité d’actes relevant d’une ou plusieurs matières spécifiques et des questions d’interprétation de dispositions du droit primaire, de principes généraux de droit ou de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la Commission, dans son avis, préconise de clarifier dans les considérants du texte qu’une demande de décision préjudicielle soulevant, à la fois, des questions d’interprétation ou de validité d’un acte relevant d’une ou plusieurs matières spécifiques et des questions distinctes d’interprétation de dispositions du droit primaire, de principes généraux du droit ou de la Charte devrait relever de la compétence de la Cour. À l’inverse, une demande de décision préjudicielle qui porterait sur l’interprétation d’un acte relevant d’une matière spécifique en conformité avec le droit primaire ou le droit international — ou à la lumière de la Charte des droits fondamentaux — devrait, pour sa part, être transférée au Tribunal, au même titre qu’une demande portant sur un acte juridique spécifique ayant, en substance, un contenu équivalent à des principes généraux de droit ou de la Charte[11].
Enfin, si la Commission souscrit pleinement aux garanties procédurales prévues dans la demande législative et, notamment, au traitement des demandes de décision préjudicielle par des chambres désignées à cet effet, avec la désignation automatique d’un avocat général, elle va plus loin en invitant le Tribunal, d’une part, à poursuivre sa réflexion sur l’introduction généralisée d’une certaine spécialisation des chambres et, d’autre part, à prêter une attention particulière aux modalités de désignation des avocats généraux qui seront choisis parmi les juges du Tribunal. Pour la Commission, ces avocats généraux devraient en effet être choisis, pour une période minimale de trois ans, parmi les juges appartenant à une autre chambre que celle en charge du traitement des demandes de décision préjudicielle. Dans son avis, la Commission souligne également l’importance d’une reprise, par le Tribunal, de l’ensemble des modalités procédurales existantes permettant de traiter les demandes de décision préjudicielle avec célérité et, notamment, la possibilité de juger une affaire sans audience ou sans conclusions, voire encore par voie d’ordonnance motivée[12].
À peu de choses près, ce sont, globalement, les mêmes thématiques qui ont retenu l’attention du Conseil de l’Union européenne. Lors des trois réunions du groupe de travail du Conseil qui ont été consacrées à l’examen de la demande législative durant le premier semestre de l’année 2023, l’essentiel des échanges a porté sur le choix des matières susceptibles de transfert, sur la portée de ce transfert et les critères de délimitation des compétences entre la Cour et le Tribunal — notamment pour ce qui concerne l’interprétation de la Charte des droits fondamentaux ou de dispositions du droit international public —, sur les modalités de traitement des affaires préjudicielles par le Tribunal ainsi que sur l’opportunité d’étendre le champ d’application du mécanisme d’admission préalable des pourvois aux clauses compromissoires.
Pour ce qui concerne la première question, liée aux matières dans lesquelles un transfert de compétence a été proposé par la Cour, plusieurs délégations se sont interrogées sur l’opportunité de confier au Tribunal l’examen des demandes de décision préjudicielle portant sur le code des douanes ou le système de taxe sur la valeur ajoutée, en raison de l’impact budgétaire considérable que les décisions rendues par la Cour en ces matières peuvent avoir, et elles ont formulé des demandes de clarification des termes « indemnisation et assistance des passagers », dans la mesure où cette matière serait régie par de nombreuses règles, qui ne sont pas cantonnées au seul domaine du transport aérien et couvrent par ailleurs d’autres situations que celles du retard ou de l’annulation d’un vol.
Les questions relatives à la portée du transfert de compétence avaient trait, notamment, au sort qu’il convient de réserver aux demandes de décision préjudicielle contenant des questions d’interprétation de la Charte des droits fondamentaux ou du droit international public ou aux demandes soulevant des questions de principe, certaines délégations suggérant que de telles demandes soient retenues par la Cour — quand bien même elles porteraient exclusivement sur une matière spécifique — ou qu’elles soient renvoyées par le Tribunal à la Cour de manière systématique.
Comme la Commission, plusieurs délégations ont enfin insisté sur l’importance d’un traitement procédural identique des demandes de décision préjudicielle par la Cour et par le Tribunal et elles ont souhaité, dans ce contexte, disposer d’un aperçu plus complet des modalités de mise en œuvre de la demande législative au niveau des règles de procédure, ce qui a conduit la Cour à transmettre au Conseil, dès le mois de mars 2023[13], un premier document de travail esquissant les grandes lignes des modifications envisagées des règlements de procédure de la Cour de justice et du Tribunal.
Pour ce qui concerne le second volet de la demande législative, l’extension proposée du mécanisme d’admission préalable des pourvois aux pourvois formés contre les décisions du Tribunal relatives aux décisions adoptées par les chambres de recours de nouveaux organes ou organismes de l’Union n’a soulevé aucune objection de la part du Conseil, mais certaines délégations se sont interrogées sur l’opportunité d’étendre le mécanisme précité aux pourvois formés contre les décisions du Tribunal en matière de clauses compromissoires en raison, notamment, de l’absence d’examen préalable de ces affaires par une chambre de recours indépendante.
Sur la plupart des questions évoquées dans les lignes qui précèdent, des éclaircissements ont pu être apportés par la Cour ou le Tribunal, lors des réunions précitées du groupe de travail ou par écrit, et, le 8 juin 2023, le Conseil a donc été en mesure d’arrêter sa position sur le texte de la demande législative en vue d’entamer les négociations avec le Parlement européen. Le texte communiqué par le Conseil au Parlement correspondait, en substance, au texte de la demande initiale de la Cour de justice sous réserve de quelques modifications d’ordre formel et de trois modifications de substance, dans les considérants du projet de règlement[14].
La première modification de substance tient au champ d’application matériel du transfert de compétence, le Conseil ayant souhaité déterminer de manière plus précise les matières spécifiques concernées par le transfert, en ayant recours aux termes les plus couramment utilisés pour désigner ces matières et en décrivant leurs principales composantes[15].
La deuxième modification consistait dans l’ajout d’un considérant prévoyant, de manière expresse, la compétence de la Cour de justice lorsque la demande de décision préjudicielle, tout en relevant d’une ou de plusieurs matières spécifiques, « soulève des questions autonomes d’interprétation du droit primaire, du droit international public, des principes généraux du droit ou de la Charte des droits fondamentaux »[16].
Enfin, la troisième modification apportée au texte initial concernait le dernier considérant du projet de règlement (le considérant n.º 14), qui était nuancé et complété pour prévoir, de manière expresse, que lorsque le Tribunal est amené à appliquer au fond du litige le droit de l’Union, les pourvois formés contre les décisions rendues par le Tribunal relatives à l’exécution de contrats comportant une clause compromissoire au sens de l’article 272 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne devraient être admis par la Cour lorsqu’ils soulèvent des questions importantes pour l’unité, la cohérence ou le développement du droit de l’Union.
Quelques jours plus tard, le Parlement européen allait à son tour entrer en scène puisque, le 13 juin 2023, Mme Cicurel, la rapporteure en charge du suivi de ce dossier au sein de la commission des affaires juridiques du Parlement européen, communiquait son projet de rapport sur la demande de la Cour de justice[17]. Peu de changements étaient proposés au texte initial. Dans la mesure où la rapporteure souscrivait en effet pleinement à l’objectif poursuivi par la réforme et aux mesures proposées pour le réaliser, les amendements contenus dans le projet de rapport visaient, pour l’essentiel, à affiner le texte initial ou à le compléter sur certains aspects, tels que le souhait d’énoncer dans le corps même du Statut — et non dans les considérants du règlement — la règle selon laquelle la Cour reste compétente pour traiter les demandes de décision préjudicielle lorsqu’elles soulèvent des questions autonomes d’interprétation du droit primaire, du droit international public, des principes généraux du droit ou de la Charte des droits fondamentaux, ou encore la nécessité de compléter l’article 54, deuxième alinéa, du Statut et de prévoir l’obligation, pour le Tribunal, de statuer sur les questions préjudicielles en chambre intermédiaire lorsqu’un État membre ou une institution de l’Union le requiert[18].
Vu l’importance de la réforme proposée, Mme Cicurel proposait également que la Cour établisse, après trois ans, un rapport dressant un premier bilan de la mise en œuvre de la réforme et contenant, outre des données statistiques, des éléments permettant d’apprécier la réalisation des objectifs poursuivis par la réforme, tant sous l’angle de la durée des procédures que sous celui des « gains qualitatifs observés dans l’examen des pourvois et des demandes préjudicielles les plus complexes ou sensibles, en particulier par l’accroissement des échanges avec les juridictions de renvoi »[19].
Ces différents amendements allaient figurer, sous une forme parfois légèrement modifiée, dans le rapport que la commission des affaires juridiques allait adopter, à l’unanimité, le 19 septembre 2023[20], mais ce rapport allait également contenir d’autres amendements, déposés par d’autres membres de la commission précitée, qui portaient aussi bien sur des sujets liés à la réforme proposée que sur des sujets totalement étrangers à cette dernière, ce qui allait singulièrement compliquer les échanges ultérieurs avec le Conseil.
Si l’on fait ici abstraction des modifications d’ordre rédactionnel visant, notamment, à clarifier davantage encore les circonstances dans lesquelles les demandes de décision préjudicielle déposées dans les matières spécifiques doivent être traitées par la Cour, et non par le Tribunal[21], et de celles qui consistent à prévoir, dans le Statut, que les juges appelés à exercer les fonctions d’avocat général ne peuvent siéger, en qualité de juges, pour connaître des demandes de décision préjudicielle et ne peuvent être affectés à la chambre à laquelle la demande de décision préjudicielle a été attribuée[22], ce sont essentiellement les propositions relatives à la participation du Parlement européen dans les procédures préjudicielles et à l’accès du public aux documents déposés dans le cadre des procédures juridictionnelles qui allaient susciter de vives discussions lors des quadrilogues qui se sont tenus, respectivement, les 4 octobre, 14 novembre et 7 décembre 2023.
Relevant qu’aux termes de l’article 10, paragraphe 2, du traité sur l’Union européenne, le Parlement européen est l’institution qui représente directement les citoyens au niveau de l’Union européenne et que la Cour, par le passé, a déjà admis la participation de cette institution aux procédures préjudicielles, quand bien même elle ne serait pas l’auteur de l’acte dont la validité ou l’interprétation est en cause devant la juridiction nationale[23], le Parlement souhaitait en effet refléter cette réalité en amendant l’article 23 du Statut, non soumis à modification, pour inclure le Parlement européen parmi les destinataires des significations des demandes de décision préjudicielle effectuées par la Cour, au même titre que les parties au litige au principal, les États membres de l’Union ou la Commission.
Ces derniers, toutefois, ne voyaient pas cette proposition d’un œil favorable dans la mesure où, d’une part, où elle paraissait susceptible de remettre en cause le rôle spécifique d’amicus curiae dévolu à la Commission par les traités et où, d’autre part, elle portait en germes le risque d’une politisation accrue des affaires portées devant la Cour. Les avantages et les inconvénients d’une telle modification ont été longuement discutés dans le cadre des réunions précitées — qui, comme leur nom l’indique (« quadrilogue »), réunissaient non pas trois, mais quatre acteurs concernés par la demande législative à savoir, outre le Parlement européen et le Conseil, la Commission et la Cour de justice — et, au terme de ces discussions, c’est une formule de compromis qui a finalement été retenue.
Au terme de la nouvelle version de l’article 23 du Statut, telle qu’elle résulte du règlement (UE, Euratom) 2024/2019 du 11 avril 2024, toutes les demandes de décision préjudicielle seront en effet signifiées au Parlement européen, au même titre qu’aux parties en cause, aux États membres, au Conseil, à la Commission et à la Banque centrale européenne, mais une distinction est opérée entre les institutions de l’Union. Alors qu’aucune restriction n’est apportée au droit des parties au principal, des États membres et de la Commission de déposer des mémoires ou observations écrites devant la Cour de justice, le Parlement européen, le Conseil et la Banque centrale européenne pourront seulement déposer de tels mémoires ou observations « lorsqu’ils estiment avoir un intérêt particulier dans les questions soulevées par la demande de décision préjudicielle »[24].
Dans la pratique, l’impact d’une telle distinction entre les quatre institutions précitées devrait être assez limité dans la mesure où il résulte clairement de la formulation utilisée que l’intérêt à intervenir dans une affaire déterminée sera apprécié par l’institution qui envisage de déposer des observations écrites — et non par la Cour elle-même — mais elle présuppose tout de même l’existence d’un tel intérêt qui, par définition, ne sera pas avéré dans toutes les affaires portées devant la Cour. Surtout, la rédaction retenue a le mérite de préserver la position particulière de la Commission qui, par les observations qu’elle présente dans la quasi-totalité des affaires préjudicielles, apporte souvent un éclairage très précieux sur la genèse, le contexte et les finalités des règles du droit de l’Union et, par là-même, sur la réponse qu’il convient de donner aux questions posées par la juridiction de renvoi.
Beaucoup plus délicate allait être la question de l’accès aux documents juridictionnels. Relevant que, de plus en plus souvent, la Cour est appelée à se prononcer sur des questions de nature constitutionnelle ou liées aux droits de l’homme et à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, le Parlement souhaitait inclure dans le Statut un nouvel article 20 bis accordant à tout citoyen de l’Union et à toute personne physique ou morale résidant ou ayant son siège dans un État membre un droit d’accès aux documents juridictionnels, selon des modalités à déterminer dans le règlement de procédure. Comme cela ressort tant des considérants du projet de règlement amendé par le Parlement que de l’exposé des motifs qui l’accompagnait, cette proposition était inspirée par la volonté de cette institution d’accroître la transparence des procédures juridictionnelles et de favoriser une meilleure compréhension du droit de l’Union. En matière préjudicielle, l’octroi d’un tel droit d’accès aux dossiers des affaires devait en particulier permettre aux juridictions nationales d’avoir une vision globale de ces affaires et, partant, d’apprécier plus finement la nécessité d’adresser une nouvelle demande de décision préjudicielle à la Cour de justice[25].
Si la nécessité de fournir aux juridictions nationales un maximum d’informations pour leur permettre d’évaluer la nécessité et la pertinence d’un nouveau renvoi préjudiciel n’était contestée par personne, la voie proposée par le Parlement pour atteindre cet objectif allait en revanche susciter de vives critiques de la part des autres acteurs impliqués dans le processus législatif et, en particulier, de la part du Conseil. Relevant que des doutes sérieux pouvaient exister sur la compatibilité de cette proposition avec les termes mêmes de l’article 15 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne — dont le paragraphe 4 limite expressément le droit d’accès aux documents détenus par la Cour de justice de l’Union européenne, la Banque centrale européenne et la Banque européenne d’investissement « lorsqu’elles exercent des fonctions administratives » — plusieurs États relevèrent ainsi que la proposition n’établissait aucune distinction selon la nature des affaires soumises à la Cour et au Tribunal ou selon le stade de la procédure auquel elles se trouvent. Or, certains recours en annulation ou en manquement peuvent présenter un caractère beaucoup plus sensible qu’une demande de décision préjudicielle visant à cerner davantage la portée d’un règlement ou d’une directive.
Outre qu’il est de nature à porter atteinte à la nature confidentielle de certaines informations sensibles ou à la protection des données à caractère personnel des personnes concernées par un litige — raison pour laquelle le Parlement, dans son rapport, prévoyait expressément la possibilité du rejet d’une demande d’accès par le Président de la Cour —, l’octroi d’un droit d’accès aux pièces de procédure d’une affaire en cours peut en outre être de nature à perturber la sérénité du débat judiciaire si la personne ayant obtenu l’accès à ces pièces les commente publiquement ou les communique à des tiers, conduisant ainsi à donner à l’affaire une publicité non souhaitée par les principaux protagonistes de cette affaire.
Se posait enfin la question de la portée de ce droit d’accès et, surtout, de ses conséquences. Si un droit d’accès aux documents juridictionnels était reconnu dans le Statut, quelles juridictions autres que le Tribunal et la Cour elle-même auraient été appelées à statuer sur les recours formés contre les décisions, implicites ou explicites, de refus d’accès à ces documents ? À l’évidence, une telle solution dans laquelle la Cour et le Tribunal auraient été juge et partie cadrait mal avec l’objectif recherché par la proposition qui visait, notamment, à renforcer la transparence et la confiance des citoyens dans l’Union et le droit de l’Union.
Au vu de l’ensemble de ces circonstances et au terme de discussions animées, c’est donc vers une autre piste que le législateur s’est tourné : celle de la mise en ligne de certaines pièces de procédure, couplée à une possibilité d’opposition de la part de l’auteur de ces pièces. Aux termes du cinquième alinéa du nouvel article 23 du Statut, les mémoires ou observations écrites déposés par un intéressé en application de cet article seront ainsi publiés sur le site internet de la Cour de justice de l’Union européenne dans un délai raisonnable après la clôture de l’affaire, à moins que cet intéressé ne s’oppose à la publication de son mémoire ou de ses observations écrites.
Comme cela ressort clairement des termes de cette nouvelle disposition, le principe d’un accès automatique aux pièces de procédure est ainsi inscrit dans le corps même du Statut, mais il est plus clairement encadré que dans la proposition initiale du Parlement puisque, d’une part, il porte sur les seules affaires préjudicielles — et non sur les recours directs et les pourvois, qui peuvent revêtir un caractère sensible et soulèvent souvent des questions délicates de confidentialité — et, d’autre part, il ne vise que les affaires clôturées, ce qui devrait permettre de préserver la sérénité indispensable à la conduite de toute procédure judiciaire qui se respecte.
En vue de permettre aux parties qui estimeraient néanmoins que, même dans de telles affaires, les observations qu'elles ont déposées ne devraient pas être publiées, par exemple en raison de la connexité étroite entre ces affaires et d’autres affaires, non encore clôturées, l’article prévoit toutefois la possibilité, pour ces parties, de s’opposer à la publication de leurs observations, auquel cas lesdites observations ne seront pas mises en ligne.
Si la mise en œuvre de cette solution allait encore susciter de nombreuses discussions au sein du Conseil, notamment dans le cadre des discussions relatives aux modifications des règlements de procédure des deux juridictions induites par les modifications du Statut, le compromis réalisé au sujet de cette question allait néanmoins ouvrir la voie à un accord politique sur le texte de la demande et à l’approbation finale de ce texte par le Parlement européen et le Conseil, respectivement les 27 février et 19 mars 2024. Le règlement modifiant le protocole n.º 3 sur le Statut de la Cour de justice de l’Union européenne allait être signé par les présidents des deux institutions le 11 avril 2024, à 14 heures, et publié au Journal officiel de l’Union européenne le 12 août 2024, conjointement aux modifications des règlements de procédure de la Cour de justice et du Tribunal.
Comme cela ressort des lignes qui précèdent, le transfert de la compétence préjudicielle de la Cour de justice au Tribunal ne s’est pas opéré de manière instantanée. Vingt années se sont écoulées entre l’inscription, dans les traités, de la possibilité d’un transfert limité dans sa portée à certaines matières spécifiques et la formulation, par la Cour de justice, d’une demande législative identifiant, de manière concrète, six matières dans lesquelles un tel transfert pourrait être opéré et, lorsque cette demande a été transmise au législateur, près de deux années auront encore été nécessaires pour que le transfert devienne une réalité. Des questions qui paraissaient en apparence relativement simples, telles que celle de la désignation de juges du Tribunal appelés à exercer les fonctions d’avocat général ou celle du délai dans lequel le Président de la Cour est appelé à identifier la juridiction compétente pour statuer sur la demande de décision préjudicielle, ont donné lieu à de nombreuses discussions, tandis que des questions qui ne figuraient pas dans la demande soumise par la Cour ont fait irruption dans le cadre de l’examen de la demande par le Parlement européen, suscitant parfois de vives tensions avec le Conseil.
Quelles qu’aient été les difficultés, bien réelles, qui ont caractérisé le traitement de la demande législative de la Cour de justice, celle-ci a toutefois pu aboutir avec succès et des avancées significatives ont pu être réalisées dans d’autres domaines, tels que celui de la participation pleine et entière des institutions de l’Union aux procédures préjudicielles ou la mise à disposition du public de l’ensemble des documents afférents à ces procédures, depuis la demande de décision préjudicielle elle-même jusqu’à la décision de la Cour ou du Tribunal mettant fin à l’instance en passant, notamment, par les observations écrites déposées par les intéressés visés à l’article 23 du Statut et les conclusions éventuelles de l’avocat général en charge de cette affaire. Le règlement (UE, Euratom) 2024/2019 est entré en vigueur le 1er septembre 2024 et, le 17 octobre 2024, le Tribunal de l’Union européenne a été saisi de sa première affaire préjudicielle : l’affaire Gotek, relative aux droits d’accise[26].
Il est bien évidemment prématuré, à ce stade, de tirer un bilan de cette réforme, mais deux rendez-vous concrets ont déjà été pris par le législateur puisqu’aux termes de l’article 3 du règlement précité, la Cour est invitée à publier, au plus tard le 2 septembre 2025, une liste d’exemples d’application de l’article 50 ter du statut et à présenter, au plus tard le 2 septembre 2028, un rapport sur la mise en œuvre de la présente réforme du statut. Dans ce rapport, la Cour est invitée à fournir un ensemble de données statistiques précises identifiées à l’article 3, paragraphe 2, du règlement (UE, Euratom) 2024/2019, ainsi que « des éléments permettant d’apprécier dans quelle mesure les objectifs fixés par le présent règlement ont été atteints, en ayant égard tant à la célérité du traitement des affaires qu’à l’efficacité de l’examen des pourvois et des demandes de décision préjudicielle les plus complexes ou les plus sensibles ». Cet article évoque également, de manière explicite, la possibilité d’une nouvelle modification du Statut, « notamment en vue de modifier la liste des matières spécifiques prévues à l’article 50 ter, premier alinéa, du Statut » dans lesquelles la compétence préjudicielle de la Cour est transférée au Tribunal. Cette formulation met clairement en exergue le caractère évolutif de l’architecture juridictionnelle de l’Union.
Cette architecture n’est pas figée de manière définitive. Elle a vocation à évoluer au gré de l’évolution du contentieux et des compétences attribuées à l’Union par ses États membres avec, en toile de fond, la nécessité de garantir en toutes circonstances une protection juridictionnelle effective, ce qui implique la nécessité, pour la Cour comme pour le Tribunal, de statuer sur les recours et les demandes de décision préjudicielle portés devant eux dans un délai raisonnable. La rapporteure du Parlement européen ne disait pas autre chose lorsqu’elle écrivait, dans l’entête de son rapport, que la présente réforme a pour objet d’« améliorer la qualité de la justice rendue aux citoyens européens, en assurant que les affaires portées devant les juridictions de l’Union soient traitées avec célérité et que les ressources suffisantes puissent être allouées à l’analyse des plus complexes et sensibles d’entre elles ».
[1] |
Greffier adjoint de la Cour de justice de l’Union européenne. La présente contribution exprime l’opinion personnelle de son auteur et n’engage pas l’institution à laquelle il appartient. |
[2] |
JO L du 12 août 2024. |
[3] |
Cet article correspond en substance à l’actuel article 256 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), tandis que l’article 234 auquel renvoie l’article 225 CE correspond, sous réserve de modifications d’ordre terminologique, à l’actuel article 267 TFUE. |
[4] |
En 2003, la durée moyenne de traitement des demandes de décision préjudicielle s’élevait en effet à 25,5 mois, ce qui avait pour effet de dissuader plusieurs juridictions nationales de s’adresser à la Cour, quand bien même elles étaient confrontées à de réelles questions d’interprétation du droit de l’Union, en raison du temps nécessaire au traitement de telles questions par la Cour. |
[5] |
V. le règlement (UE, Euratom) 2015/2422 du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2015, modifiant le protocole n.º 3 sur le statut de la Cour de justice de l’Union européenne (JOUE L 341 du 24 décembre 2015, p. 14). |
[6] |
Rapport présenté au titre de l’article 3, paragraphe 2, du règlement (UE, Euratom) 2015/2422 du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2015 (italiques ajoutés) : CURIA - Procédure - Cour de justice de l'Union européenne (europa.eu). |
[7] |
Alors qu’elle était de 15 mois en 2016 et de 15,5 mois en 2019, la durée moyenne de traitement des affaires préjudicielle s’élevait en effet à 16,7 mois en 2021 et 17,3 mois en 2022. |
[8] |
À ces trois acteurs institutionnels, il convient bien évidemment d’ajouter les professionnels du droit — juges, avocats et professeurs — avec lesquels la Cour et le Tribunal entretiennent des contacts permanents. Les contours de la demande présentée par la Cour de justice le 30 novembre 2022 ont été largement façonnés par les échanges réguliers que cette dernière entretient avec ces acteurs et, notamment, les juridictions des États membres, dans le cadre du Forum des magistrats qui se tient chaque année dans les locaux de l’institution, et le Conseil consultatif des barreaux européens (CCBE), qui représente les intérêts communs des barreaux européens auprès des institutions européennes et internationales. |
[9] |
Avis de la Commission sur le projet de modification du Protocole n.º 3 sur le statut de la Cour de justice de l’Union européenne, présenté par la Cour de justice le 30 novembre 2022, COM (2023) 135 final/2 du 14 mars 2023. |
[10] |
Ces paramètres sont au nombre de quatre. Ils tiennent, d’une part, à la nécessité que les matières spécifiques concernées soient clairement circonscrites et suffisamment détachables d’autres matières et, d’autre part, à la nécessité que ces matières aient donné lieu à un important corpus de jurisprudence de la Cour de justice, susceptible de guider le Tribunal dans l’exercice de sa compétence préjudicielle, et qu’elles soient déterminées en tenant compte de la nécessité de décharger la Cour de justice de l’examen d’un nombre d’affaires préjudicielles suffisamment important pour produire un réel effet sur sa charge de travail (v. les considérants 6 et 7 du règlement (UE, Euratom) 2024/2019). |
[11] |
V. à cet égard, les points 16 et 17 de l’avis précité. |
[12] |
V. les points 22 à 24 de l’avis précité. |
[13] |
V. le document relatif aux « [l]ignes de force des modifications envisagées des règlements de procédure de la Cour de justice et du Tribunal liées au transfert partiel de la compétence préjudicielle de la Cour de justice au Tribunal », document WK 3082/2023 INIT du Conseil, du 3 mars 2023. Ce document allait être complété, quelques mois plus tard, par l’envoi d’un document plus élaboré contenant le libellé concret des nouvelles dispositions envisagées par la Cour et le Tribunal pour mettre en œuvre le transfert de compétence (v. document WK 9097/2023 INIT du Conseil du 5 juillet 2023. |
[14] |
V. l’orientation générale du Conseil sur la modification du protocole n.º 3 sur le statut de la Cour de justice de l’Union européenne, doc. 9742/23 du Conseil du 26 mai 2023. |
[15] |
V. à cet égard les considérants 6, 6 bis, 7 et 7 bis du document précité, qui correspondent, en substance, aux considérants 8 à 10 du règlement (UE, Euratom) 2024/2019 du Parlement européen et du Conseil, du 11 avril 2024. |
[16] |
V. le considérant 8 bis du même document. |
[17] |
Projet de rapport sur le projet de règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le protocole n.º 3 sur le statut de la Cour de justice de l’Union européenne (document 2022/0906 (COD) du 13 juin 2023). |
[18] |
V., respectivement, les amendements 6, 8 et 11 du projet de rapport précité, concernant les considérants du projet de règlement, et les amendements 14, 17 et 18, concernant les modifications envisagées du Statut. |
[19] |
V. les amendements 12 et 19 du projet de rapport. |
[20] |
Rapport sur le projet de règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le protocole n.º 3 sur le statut de la Cour de justice de l’Union européenne (document A9-0278/2023, du 27 septembre 2023). |
[21] |
V. à titre d’exemple les considérants 8 bis et 8 ter du rapport précité (qui correspondent, en substance, aux considérants 12 et 13 du règlement (UE, Euratom) 2024/2019 du 11 avril 2024). |
[22] |
V. le considérant 9 du rapport du Parlement européen (devenu le considérant 19 du règlement final) et le nouvel article 49 bis du Statut. |
[23] |
Tel a été le cas, par exemple, dans les affaires ayant donné lieu à l’arrêt du 27 novembre 2012, Pringle (C-370/12, EU:C:2012:756) ou à l’arrêt du 16 juin 2015, Gauweiler e.a. (C-62/14, EU:C:2015:400). |
[24] |
Cet ajout n’affecte évidemment pas la possibilité pour une institution, un organe ou un organisme de l’Union de déposer un mémoire ou des observations écrites si la validité ou l’interprétation de l’acte qu’ils ont adopté est contestée devant la juridiction de renvoi (v. à cet égard l’article 23, deuxième alinéa, in fine du Statut). |
[25] |
V. en particulier le point 4 de l’exposé des motifs du rapport précité de la commission des affaires juridiques du Parlement européen et le considérant 2 ter du projet de règlement annexé à ce rapport. |
[26] |
Cette demande de décision préjudicielle, formulée par une juridiction croate (l’Upravni sud u Osijeku), a été inscrite au registre du Tribunal le 17 octobre 2024 sous le numéro T-534/24. Elle porte sur l’interprétation des articles 7 et 8 de la directive 2008/118/CE du Conseil, du 16 décembre 2018, relative au régime général d’accise et abrogeant la directive 92/12/CEE (JO 2009, L 9, p. 12) ainsi que de la directive (UE) 2020/262 du Conseil, du 19 décembre 2019, établissant le régime général d’accise (JO 2020, L 58, p. 4). |